CHAPITRE PREMIER
L’astre empourpré descendait lentement vers la crête des montagnes de Thèbes. Une fois encore, un magnifique coucher de soleil égyptien flamboyait à l’horizon tel un feu dans le ciel.
En fait, je ne le contemplais pas en ce moment, car je me trouvais face à l’est. Néanmoins, j’avais vu des centaines de couchers de soleil, et mon excellente imagination me fournissait une image mentale tout à fait satisfaisante. Tandis que la vue au-dessus de Louxor s’assombrissait, les ombres des barreaux recouvrant les portes et les fenêtres s’allongeaient, s’estompaient et s’étendaient telles les rayures d’un tigre sur les deux petites silhouettes accroupies par terre. L’une d’elles dit :
— Spoceeva.
— Du russe, murmura Ramsès en prenant des notes dans son calepin. Hier, c’était de l’amharique. Voilà deux jours, cela ressemblait à…
— Du charabia, déclara sa femme.
— Non, protesta Ramsès. Cela signifie nécessairement quelque chose. Ils utilisent des mots racines d’une douzaine de langues, et ils se comprennent entre eux, c’est évident. Tu as vu ? Il acquiesce de la tête. Ils se lèvent. Ils vont… (Il haussa la voix.) Laissez le chat tranquille !
Le Grand Chat de Rê, couché de tout son long sur le canapé derrière Ramsès, se leva en hâte et grimpa sur le dossier, d’où il sauta sur une étagère. Ramsès posa son calepin et regarda d’un air sévère les deux petites silhouettes qui se tenaient devant lui.
— Die Katze ist ganz verboten. Kedi, hayir. Em nedjeroo pa meeoo.
Le Grand Chat de Rê émit un grognement d’approbation. C’était un chaton malingre à l’air pitoyable lorsque nous l’avions recueilli, mais Sennia avait insisté pour lui donner ce nom redondant et, contrairement à mon attente, en grandissant il était devenu l’incarnation de cette divinité. Son aspect était très différent de celui de nos autres chats : de longs poils, une énorme queue en forme de panache et une robe grise tachetée de noir. Avec l’obstination qui caractérise les félins, il insistait pour nous rejoindre à l’heure du thé, même s’il savait qu’il devrait pour cela se soustraire aux mains de ses jeunes admirateurs. À présent, ceux-ci se lançaient dans un babillage mélodieux de protestations, ou, peut-être, d’explications.
— Chéri, contentons-nous d’une seule langue, tu veux bien ? dit Nefret. (Elle souriait, mais il me sembla déceler une certaine crispation dans sa voix.) Ils n’apprendront jamais à parler si tu t’adresses à eux en égyptien ancien ou en anglo-saxon.
— Ils savent parler, répondit Ramsès à haute voix pour se faire entendre malgré le duo. Mais un langage humain reconnaissable…
— Dites papa, les encouragea Nefret en se penchant vers eux. Dites-le pour maman.
— Bap, dit celui dont les yeux avaient la même nuance de bleu de myosotis.
— Espèce de petits fripons contrariants ! dit Ramsès.
L’autre enfant, la petite fille, grimpa sur ses genoux et enfouit sa tête contre la poitrine de Ramsès. Je suspectai qu’elle essayait de se rapprocher du chat, mais elle formait un tableau tout à fait attendrissant, ainsi agrippée à son père. C’étaient des bambins affectueux qui adoraient étreindre et embrasser, particulièrement l’un l’autre.
— Ils ont plus de deux ans, poursuivit Ramsès en caressant les boucles brunes de l’enfant. Je parlais distinctement longtemps avant d’avoir cet âge, n’est-ce pas, Mère ?
— Hélas, oui ! répondis-je avec un sourire un brin hésitant.
Pour être sincère – ce que je m’efforce toujours d’être dans les pages de mon journal intime –, j’appréhendais le jour où les jumeaux commenceraient à articuler. Lorsque Ramsès avait appris à parler distinctement, il ne s’était plus arrêté, excepté pour manger et pour dormir, pendant plus de quinze ans, et la prolixité et le pédantisme de ses propos avaient été très éprouvants pour mes nerfs. La perspective de non pas un mais deux enfants marchant sur les pas de leur père me glaçait le sang.
En optimiste invétérée, je me dis qu’il n’y avait aucune raison de s’attendre à une telle catastrophe. Les petits chéris tiendraient peut-être de leur mère, ou de moi.
— Les enfants apprennent à des vitesses différentes, expliquai-je à mon fils. Et les jumeaux, de l’avis des experts en la matière, sont parfois plus lents à parler parce qu’ils communiquent sans difficulté entre eux.
— Et parce qu’ils obtiennent tout ce qu’ils veulent sans avoir à le demander, grommela Ramsès.
À l’évidence, les enfants comprenaient l’anglais, même s’ils refusaient de le parler. La petite fille de Ramsès releva la tête et battit de ses longs cils avec coquetterie. Il fit de même en la regardant. Charla gloussa et l’étreignit.
La question de trouver des prénoms appropriés nous avait occupés pendant des mois. Je dis « nous », parce que je ne voyais pas pourquoi je ne pourrais pas faire une ou deux suggestions. (Il n’y a rien de mal à faire des suggestions du moment que les personnes à qui elles sont faites ne sont pas tenues de les accepter.) Ce fut seulement à la fin de sa grossesse que j’avais commencé à soupçonner que Nefret portait des jumeaux, mais puisque nous nous étions déjà mis d’accord sur des prénoms pour un garçon ou pour une fille, tout se passa très bien. Il n’y eut aucune discussion à propos du prénom David John. Personne ne trouva à redire au désir de Ramsès de donner à son fils le prénom de son meilleur ami et cousin qui était mort en France en 1915.
Un prénom pour une fille n’avait pas été aussi facile à trouver. Emerson déclara (sans aucune malice, j’en suis sûre) que, avec ma nièce et moi, il y avait bien assez d’Amelia dans la famille. Avec une certaine hésitation, je mentionnai que le prénom de ma mère avait été Charlotte, et je fus secrètement ravie lorsque Nefret approuva.
— C’est un très joli prénom, et un prénom normal, dit-elle.
— Pas comme Nefret, fit son mari.
— Ou Ramsès. (Elle eut un petit rire et lui donna une tape sur la joue.) Mais tu n’aurais jamais pu porter un autre prénom !
Charla, ainsi que nous l’appelions, avait les mêmes cheveux noirs bouclés et les mêmes yeux noirs que son père. Son frère, Davy, à présent perché sur les genoux de sa mère, était blond, avait les yeux bleus de Nefret et le menton et le nez prononcé de son père. Ils ne se ressemblaient pas, excepté par leur taille et par leur excentricité linguistique. Davy était plus facile à vivre que sa sœur, mais il avait une capacité quasi surnaturelle à disparaître d'un endroit pour réapparaître dans un autre à une certaine distance. Des barreaux avaient été installés dans toutes les pièces où ils avaient l’habitude d’aller et venir, y compris la véranda, où nous étions assis en ce moment, attendant que Fatima serve le thé, après un incident de ce genre : alors que je regardais par la porte voûtée ouverte, j’avais aperçu David – lequel chapardait discrètement des biscuits moins de dix secondes auparavant – en train de poursuivre l’un des corniauds efflanqués du village, en poussant des cris qui signifiaient peut-être, ou peut-être pas, « chien » dans quelque langue inconnue. Le chien détalait aussi vite qu’il le pouvait.
Notre demeure à Louxor était une maison sans prétention faite de coins et de recoins, construite en pierres et en briques de boue, et agrémentée par la flore que j’avais soigneusement fait pousser. Son agencement était semblable à celui de la plupart des maisons égyptiennes, avec des pièces qui entouraient une série de cours intérieures. Le seul trait distinctif était la véranda qui courait tout le long de la façade. Des arches ouvertes (avant les jumeaux) offraient une vue sur le désert jusqu’à la bande verte de terres cultivées au bord du fleuve, et au-delà vers les montagnes à l’est. À peu de distance de là, il y avait la maison plus petite où habitaient Ramsès, Nefret et les jumeaux. L’agencement avait été effectué quelque peu au petit bonheur, avec des ailes et des dépendances qui avaient été ajoutées lorsque cela avait été nécessaire, mais à mon avis le résultat – que j’avais conçu – était à la fois coquet et confortable.
Nous aurions besoin de place, puisque le reste de notre famille anglaise devait nous rejoindre dans quelques jours, pour la première fois depuis le début de la Grande Guerre. Les hostilités avaient pris fin en novembre 1918, mais l’ombre projetée par cet horrible conflit était lente à disparaître. Pour ceux qui avaient perdu des êtres chers dans les tranchées boueuses de France ou sur les plages ensanglantées de Gallipoli, cette ombre ne disparaîtrait jamais complètement. Walter, le frère d’Emerson, et sa femme, ma tendre amie Evelyn, pleureraient à jamais la mort de leur fils Johnny, comme ce serait notre cas à tous. Mais 1919 était la première véritable année de paix, et je comptais bien faire de ce Noël un événement mémorable. Comme ce serait bon de les avoir avec nous de nouveau – Walter et Evelyn, leur fille Lia et son mari David, lequel était le meilleur ami de Ramsès et un artiste accompli, sans parler de leurs deux petits enfants chéris.
Ce qui ferait quatre petits enfants chéris. En vérité, cela allait être un Noël plein d’entrain !
Tandis que je posais mon regard attendri sur les jumeaux blottis dans les bras de leurs parents si beaux, je pris la décision de demander à David de peindre un portrait de groupe. Nous avions des photographies en abondance, mais la couleur était nécessaire pour saisir leurs visages d’une telle beauté. Les traits finement dessinés de Ramsès et sa silhouette parfaite ressemblaient à ceux de son père, mais il était brun comme un Égyptien, avait d’épais cheveux bouclés noirs et des yeux noirs aux longs cils. La peau blanche de Nefret et ses cheveux roux doré étaient ceux d’une jeune beauté anglaise, et les enfants alliaient les traits les plus remarquables de leurs parents.
À condition que les chers bambins veuillent bien rester immobiles le temps suffisant ! Au même moment, les deux enfants se tortillèrent pour se dégager des bras de leurs parents et se précipitèrent vers la porte d’entrée de la maison. Celle-ci s’ouvrit, livrant passage à leur grand-père.
On me taxe parfois d’exagération, mais lorsque je dis que mon époux est l’égyptologue le plus célèbre et le plus respecté de tous les temps, je ne fais qu’énoncer la stricte vérité. Après plus de trente ans passés sur le terrain, il était toujours aussi droit et robuste qu’il l’était lorsque nous nous étions connus. Ses orbes bleu saphir étaient toujours aussi vifs, ses épaules aussi larges, ses cheveux d’un noir éclatant préservés du moindre fil d’argent, excepté la touche de blanc sur ses tempes.
— Crénom ! s’exclama-t-il comme les jumeaux se jetaient dans ses jambes.
— Ne jurez pas devant les enfants, Emerson ! le réprimandai-je.
— Ce n’était pas un juron. Mais je ne puis supporter ce genre de chose. Une agression non provoquée, et à deux contre un ! Je revendique le droit de me défendre.
Il les prit dans ses bras et s’assit dans un fauteuil, un sur chaque genou. Qu’avaient-ils compris au juste de ces sottises, je n’aurais su le dire, mais ils riaient comme des fous.
Fatima sortit sur la véranda. Elle apportait le plateau du thé.
— Désirez-vous servir le thé, Sitt Hakim ? me demanda-t-elle.
Emerson se crispa en entendant mon sobriquet égyptien, « Dame Docteur ». Il le fait toujours, car il n’a pas une très haute opinion de mes compétences médicales. Je suis la première à reconnaître qu’elles n’égalent pas celles de Nefret – elle a été reçue chirurgienne, ce qui n’est pas un mince exploit pour une femme à notre époque – mais au cours de mes premiers séjours en Égypte, lorsque les fellahs n’avaient quasiment aucun accès aux docteurs ou aux hôpitaux, mes efforts avaient été très appréciés et – si je puis me permettre de le dire – loin d’être inutiles.
— Oui, je vous remercie, répondis-je. Posez le plateau ici, s’il vous plaît.
Fatima s’attarda un moment. Son visage sans beauté mais bienveillant exprimait une grande affection tandis qu’elle observait les enfants s’approcher de l’assiette des petits gâteaux secs. Comme les autres membres de ce que je me plais à appeler notre famille égyptienne, elle était plus une amie qu’une domestique. Tous étaient de proches parents de notre cher raïs disparu, Abdullah, et, du fait du mariage de son petit-fils David avec notre nièce Lia, ils étaient également apparentés avec nous.
Nous fûmes bientôt rejoints par les autres membres de la maisonnée : Sennia, notre pupille, et ses deux serviteurs, son chat Horus et Gargery, lequel s’était autoproclamé son garde du corps. À proprement parler, Gargery était notre maître d’hôtel, mais il assumait d’autres fonctions qu’il (pas moi) jugeait nécessaires. Celles-ci consistaient notamment à écouter aux portes, à donner des conseils sans qu’on le lui demande et à se chamailler avec Horus.
Je dois être équitable envers Gargery. Horus ne s’entendait avec personne sauf avec Nefret et Sennia. Il suivait l’enfant partout où elle allait, même jusqu’à la proximité dangereuse des jumeaux. Il se glissa immédiatement sous le canapé et se cacha derrière mes jupes.
Certaines personnes malveillantes étaient persuadées que Sennia, à présent âgée de neuf ans, était la fille illégitime de Ramsès, ce qui n’était pas le cas. Elle était la preuve vivante qu’une éducation appropriée peut triompher de l’hérédité, car la sienne aurait pu difficilement être pire : sa mère une prostituée égyptienne, son père mon neveu sans principes et mort comme il le méritait. Son apparence était égyptienne, ses manières celles d’une petite fille anglaise bien élevée, et son caractère aussi épanoui que celui de n’importe quel enfant heureux. Elle vouait une véritable adoration à Ramsès, celui-ci l’avait sauvée d’une vie de pauvreté et de honte, et j’avais été quelque peu anxieuse de voir comment elle réagirait à la naissance des jumeaux. Si elle ressentait de la jalousie, elle la dissimulait très bien, et si elle était parfois portée à leur donner des ordres, ma foi, c’était tout à fait normal.
Après avoir servi la boisson réconfortante, je me renversai dans mon fauteuil et j’observai le groupe joyeux et animé avec un sourire qui n’était pas exempt d’une certaine suffisance. Je pense que l’on peut me pardonner ce sentiment. Nous avions connu des moments pénibles par le passé. Même avant que la guerre ait amené Ramsès à effectuer plusieurs missions secrètes périlleuses, nous avions affronté un grand nombre de voleurs, d’assassins, de faussaires, de ravisseurs, et même un Maître du Crime. Je ne me souvenais pas d’une seule saison où nous n’avions pas eu à faire face à un danger, sous une forme ou sous une autre. Pour la première fois depuis de nombreuses années, pas un seul nuage ne planait sur nous, aucun ennemi juré ne menaçait de se venger.
Je ne prétendrai pas que je n’avais pas goûté certains de ces combats. Se mesurer à des criminels expérimentés et à des personnes résolues à faire le mal donne du piment à l’existence. Toutefois, faire face à un danger soi-même n’est pas du tout la même chose que d’avoir des êtres chers menacés de mort. Un certain nombre de mes cheveux gris (dissimulés périodiquement grâce à l’application d’une certaine décoction anodine) avaient été le fait de Ramsès. Cela avait déjà été difficile lorsqu’il était enfant car il s’attirait sans cesse des ennuis. La maturité ne l’avait pas assagi et, après que Nefret et David eurent fait partie de la famille, eux aussi avaient été fréquemment plongés dans les ennuis jusqu’au cou.
Mais c’était différent maintenant, songeai-je. Ramsès et Nefret étaient des parents désormais, et le bien-être de ces petits chéris (qui essayaient en ce moment de grimper sur le dossier du canapé afin d’arriver jusqu’au Grand Chat de Rê) allait certainement refréner leur témérité.
Manuscrit H
— Il s’est passé quelque chose de très curieux aujourd’hui, dit Ramsès.
Nefret et lui s’habillaient pour le dîner… non pas en tenue de soirée, car le père de Ramsès n’autorisait ce désagrément qu’en de très rares occasions. Cependant, se changer était habituellement indispensable après une heure passée avec les bambins, puisque diverses substances, allant du chocolat à la boue, se transféraient d’eux, de façon ou d’autre, vers toute surface avec laquelle ils entraient en contact.
Nefret ne répondit pas. Sa tête était penchée d’un côté, son expression rêveuse. Elle écoutait les éclats de rire et le babil dépourvu de toute signification qui entraient par leur fenêtre, provenant de la chambre des enfants plus loin dans le couloir. Les enfants étaient censés dormir, mais ils ne dormaient pas, bien sûr. Ramsès était habitué à ces bruits, pourtant il oublia ce qu’il s’apprêtait à dire comme son regard se posait sur la silhouette de sa femme, assise devant sa coiffeuse. Elle n’avait pas encore mis sa robe. Ses bras blancs étaient levés et ses doigts fuselés enroulaient les longs cheveux roux doré en un nœud sur sa nuque. Il s’approcha d’elle et remplaça les mains de Nefret par les siennes. Il passa ses doigts dans ses cheveux. Ils étaient aussi doux que de la soie.
Elle lui sourit et ses yeux cherchèrent le reflet de son visage dans le miroir.
— Excuse-moi, mon chéri. Tu as dit quelque chose ?
— Je ne me rappelle pas.
— Habille-toi vite. Je veux aller jeter un coup d’œil aux enfants avant que nous allions dîner.
Il retira ses mains.
— Entendu.
Les voix des enfants s’étaient tues lorsqu’ils sortirent de la maison, située à plusieurs centaines de mètres de la bâtisse principale, dissimulée par les arbres et les massifs que la mère de Ramsès avait obligés à défier la terre sablonneuse et le manque de pluie. Des lanternes éclairaient l’allée qui serpentait à travers la verdure, et la senteur des roses embaumait la nuit.
— J’adore cet endroit, murmura Nefret. Je ne m’y attendais pas, tu sais. Avant de venir, j’avais espéré que nous serions un tout petit peu plus loin de la famille.
— C’est bien de Mère ! Elle a fait construire la maison sans nous consulter. Néanmoins, elle a tenu sa promesse de respecter notre intimité. Même Père ne vient pas nous voir à l’improviste.
Nefret émit un petit rire, un son qui rappela à son mari éperdument amoureux le murmure d’un ruisseau illuminé par le soleil.
— C’est vrai. Pas depuis la fois où il est entré en passant et nous a surpris au lit à cinq heures de l’après-midi !
— Il est mal placé pour faire des critiques. J’ai perdu le compte de toutes les fois où j’étais assis à me tourner les pouces et à attendre pendant que Mère et lui étaient occupés à la même chose !
Ils n’étaient pas en retard, finalement. Emerson venait d’entrer dans le salon, retardé cette fois non par un échange de tendresses mais parce qu’il s’était plongé dans ses notes.
— Où est votre copie de l’inscription que nous avons trouvée sur le mur de cette maison ? demanda-t-il vivement à son fils.
— Vous pourriez au moins dire « bonsoir » avant de commencer à le harceler, fit remarquer sa femme.
— Bonsoir, dit Emerson. Ramsès, où est…
À la faveur de cette interruption, Ramsès avait été à même de se souvenir de l’inscription à laquelle son père faisait probablement allusion. Il n’y avait pas pensé depuis plusieurs mois.
— Si vous voulez parler de l’inscription d’Aménnakhté, elle se trouve dans mes notes. Je ne vous les ai pas données ? Il me semblait l’avoir fait.
Il savait qu’il l’avait fait. Emerson les avait sans doute égarées. Sa table de travail était toujours un incroyable fouillis de dossiers. Habituellement, il pouvait mettre la main sur un document donné à un moment donné, mais s’il ne le trouvait pas sur-le-champ il s’emportait et commençait à lancer des papiers ici et là.
— Humpf ! fit Emerson.
— Vous les avez perdues ? demanda Nefret. Elles sont nécessairement quelque part dans votre bureau, Père. Je vous aiderai à les chercher, si vous voulez.
Emerson prit sa pipe.
— Bah ! Je vous remercie, ma chère enfant, mais ce ne sera pas nécessaire. Je… euh… je n’en ai pas besoin pour le moment.
— Oh, mais si ! intervint sa femme d’un ton quelque peu acerbe. Emerson, vous avez promis cet article au Journal voilà des semaines ! Vous ne l’avez pas terminé, c’est cela ?
Emerson lui décocha un regard redoutable et elle abandonna le sujet. Cependant, Ramsès était tout à fait sûr qu’elle ne l’avait pas chassé de son esprit. Elle savait prendre son mari.
— Allons, cessons de parler boutique, dit-elle avec entrain. Nous devons examiner les dispositions à prendre pour nos invités.
— Tout est réglé, non ? demanda Nefret. Sennia a gentiment consenti à laisser son petit appartement à David, Lia et leurs enfants, et tante Evelyn et oncle Walter peuvent s’installer chez nous ou bien sur la dahabieh, comme ils préféreront.
— À leur place, je choisirais la dahabieh, dit Ramsès nonchalamment. Avec quatre enfants âgés de moins de six ans, cette maison sera un véritable zoo. Je me demande comment Dolly et Evvie vont s’entendre avec les deux nôtres.
— Très mal, à mon avis, affirma sa mère. Vos enfants sont habitués à notre entière attention, et Dolly sera peiné si Emerson le néglige.
— Quelle bêtise ! s’exclama Emerson. Comme si j’allais négliger le petit Abdullah !
— Vous n’avez que deux genoux, Emerson, et, croyez-moi, ils voudront tous les occuper en même temps.
— Vous recommencez à aller au-devant du malheur, grommela Emerson.
— Je m’attends à des difficultés, le reprit sa femme. Allons, je suis sûre que tout se passera à merveille ! Votre oncle Walter sera ravi d’étudier le matériel écrit que nous avons trouvé, Ramsès.
— Il n’existe pas de meilleur philologue que lui, reconnut Ramsès.
— Et j’ai l’intention de demander à David de faire un portrait de groupe de vous deux et des enfants, poursuivit sa mère. Ou peut-être à Evelyn. Elle n’a pas exercé ses talents depuis de nombreuses années, mais j’ai la certitude qu’elle pourrait…
— Bon sang, pas si vite, Peabody ! s’exclama Emerson. Je ne veux pas que vous assigniez des tâches supplémentaires à mon équipe avant même qu’ils soient arrivés. J’aurai besoin d’eux sur le chantier.
Son utilisation du nom de jeune fille de sa femme indiquait qu’il était dans une disposition d’esprit plus aimable que ses paroles ne le laissaient supposer. La famille avait appris à interpréter ces signaux : Amelia lorsqu’il était vraiment fâché, Peabody lorsqu’il était de bonne humeur et se souvenait avec attendrissement de l’époque où il la courtisait, quand il lui avait fait le grand compliment de s’adresser à elle comme il l’aurait fait avec un homme.
Ramsès échangea un regard avec sa femme. La discussion n’était pas terminée. Sa mère mettrait ses projets à exécution, et son père continuerait de se plaindre. Ses parents adoraient ces « petites divergences d’opinion », comme sa mère les appelait… bien que « concours de cris » eût été un terme plus approprié. Elle sourit intérieurement. Ses joues étaient empourprées et ses yeux étincelaient.
Elle avait un visage plutôt impressionnant, même quand elle était sereine, songea son fils. Lorsque quelque chose la contrariait, son menton proéminent pointait et ses yeux gris foncé prenaient un éclat d’acier. Les années n’avaient pas beaucoup changé son aspect. Son port était toujours aussi droit et les nouvelles rides sur son visage étaient celles du rire. Les épais cheveux noirs n’avaient plus la couleur d’origine, selon Nefret. Elle avait fait promettre à Ramsès de ne jamais en parler, ni à sa mère ni à son père. En fait, il avait trouvé cette preuve de vanité féminine plutôt touchante.
Elle surprit son regard et s’interrompit au milieu d’une phrase.
— Pourquoi souriez-vous, Ramsès ? Est-ce que j’ai une tache sur le nez ?
— Non. Je pensais simplement que vous étiez très belle ce soir.
Quand Ramsès et Emerson arrivèrent sur le chantier le matin suivant, le soleil venait de se lever au-dessus des falaises à l’est et la petite vallée de Deir el-Medina était encore dans l’ombre. De hautes collines arides bordaient la vallée à l’est et à l’ouest. L’entrée principale était située au nord, où les murs du temple ptolémaïque renfermaient certains des autels plus récents consacrés à divers dieux. Les ruines écroulées d’autres temples plus anciens l’entouraient. Et au fond de la vallée il y avait les vestiges du village des ouvriers qui avaient occupé le site pendant – selon la dernière estimation d’Emerson – au moins trois cents ans. Des preuves d’une occupation plus ancienne devaient encore être découvertes. Si elles existaient, elles se trouvaient sous les fondations des structures plus récentes.
À première vue, il y avait très peu de choses pour témoigner de plus de deux années de travaux. Lorsqu’ils avaient commencé les fouilles, les ruines du village se trouvaient sous des millénaires de débris accumulés et de sable apporté par le vent. Au siècle dernier, le site avait souffert de fouilles effectuées au hasard, par des archéologues et des villageois des environs qui cherchaient des objets façonnés afin de les vendre. Sur les pentes de la colline à l’est, il y avait les tombes des ouvriers, surmontées dans certains cas de petites pyramides qui s’effritaient. Elles aussi avaient été pillées et leur contenu dispersé. Dans un passé récent, des égyptologues avaient effectué des fouilles plus orthodoxes de certaines tombes, mais les musées européens recelaient des quantités de papyrus et d’objets divers qui avaient été achetés sur le marché des antiquités au cours du XIXe siècle, dont beaucoup provenaient probablement de Deir el-Medina, sans qu’aucune mention de leur origine ou de leur emplacement eût été faite. En résumé, le site représentait une formidable gageure, et Emerson était l’un des rares hommes compétents capables de mener cette tâche à bien. Ramsès poussa un profond soupir de soulagement tandis qu’il contemplait cette scène qui n’avait rien d’impressionnant. Son père préférait les temples et les tombes, mais des quantités de matériel écrit avaient été trouvées, ostraca et papyrus, attendant qu’on les déchiffre. C’était le travail qui lui plaisait le plus. Si seulement son père le laissait se concentrer sur eux, au lieu d’exiger sa présence sur le chantier tous les jours…
En fait, des progrès considérables avaient été accomplis, dans des conditions difficiles. Cela avait pris du temps pour enlever les débris afin d’arriver aux murs qui subsistaient, et pour tamiser (ainsi que sa mère l’avait fait remarquer un jour, dans un rare accès de trivialité) chaque foutu pouce carré de ce satané machin. Cette corvée en avait valu la peine. Ils étaient tombés sur une quantité d’objets que de précédents chercheurs n’avaient pas vus ou avaient dédaignés. Ils avaient également découvert que le village consistait en deux sections, séparées par une étroite rue principale et entourées d’un mur. Ils travaillaient le long du côté nord de cette rue et dégageaient chaque maison l’une après l’autre.
Un certain nombre d’événements avait retardé ou interrompu leur travail. À la fin de l’été 1917, lorsqu’il devint évident pour la mère aux yeux d’aigle de Ramsès que la grossesse depuis longtemps désirée de Nefret aurait peut-être des complications imprévues, elle avait emmené sa belle-fille au Caire et l’avait installée au Shepheard, sous la surveillance étroite des deux doctoresses qui dirigeaient l’hôpital pour femmes que Nefret avait fondé. Malgré des bulletins rassurants quasi quotidiens, Ramsès avait été incapable de porter toute son attention sur son travail. Il en avait été de même pour son père, et son humeur était devenue si exécrable que même leur contremaître adjoint, Daoud, dont la placidité était pourtant à toute épreuve, s’était sauvé. Après une semaine d’activité vaine, Emerson avait pris la décision sans précédent d’interrompre les fouilles. Tous deux s’étaient rendus au Caire, où Emerson avait commencé à « se comporter comme un fou furieux », pour citer sa femme exaspérée. Il passait la moitié de son temps à l’hôpital, où il inspectait les installations et harcelait les doctoresses, et l’autre moitié à regarder avec effroi le ventre de Nefret qui s’arrondissait à vue d’œil.
Seul le fait de savoir qu’exprimer son inquiétude ne ferait qu’accroître celle de Nefret avait retenu Ramsès de se comporter d’une façon encore plus frénétique. Pour une fois, l’attitude « je sais tout » de sa mère fut un réconfort. Il se sentait aussi désemparé qu’un enfant, demandant continuellement : « Est-ce que tout se passera bien ? »
— Nefret est médecin, après tout, lui rappela sa mère.
— Mais c’est la première fois qu’elle attend un enfant. (Ce fut plus fort que lui.) Est-ce que tout se passera bien ?
Sa mère lui adressa un sourire indulgent.
— Bien sûr.
Après coup, il lui vint à l’esprit que son attitude courageuse n’était peut-être que de façade.
Lorsque le moment survint – la nuit, ainsi que sa mère l’avait prédit –, Nefret ne lui donna pas le temps de perdre la tête. Il ne dormait pas, il n’avait pas dormi depuis plusieurs nuits et, lorsqu’il la sentit se raidir et l’entendit pousser une exclamation, il bondit hors du lit et alluma la lampe. Elle leva les yeux vers lui, ses mains posées sur l’énorme protubérance de son ventre.
— Où est ta montre ? demanda-t-elle d’une voix posée. Nous devons compter les contractions.
— Je vais chercher Mère.
— Pas tout de suite. C’est peut-être une fausse alerte.
Ramsès dit quelque chose, quoi il avait oublié, et sortit de la chambre en trombe. Lorsqu’il revint, après avoir réveillé ses parents, elle s’habillait calmement bien que maladroitement.
Ils se rendirent à l’hôpital sans perdre de temps. Emerson se maîtrisait, bien qu’il eût négligé de boutonner sa chemise, et Ramsès ne se rappelait pas l’avoir déjà vu aussi pâle. Il n’arrêtait pas de tapoter la main de Nefret.
— Ce sera bientôt terminé, dit-il.
Nefret, courbée en deux alors qu’elle avait une nouvelle contraction, répondit distinctement :
— Bah !
Tout était prêt, car sa mère avait téléphoné pour prévenir l’hôpital. La doctoresse Sophia emmena Nefret et ils sortirent dans la cour. Elle interdisait que l’on fume dans son bureau, mais Emerson déclara qu’il était incapable de survivre à cette épreuve sans tabac. Il fumait sa seconde pipe lorsque l’autre chirurgien, le Dr Ferguson, apparut.
— Elle vous réclame, dit-elle à Ramsès, en ajoutant avec sa brusquerie coutumière : Dieu sait pourquoi !
Il avait très vite découvert pourquoi.
Une remarque de son père le tira du souvenir indélébile du jour le plus merveilleux et le plus terrifiant de sa vie.
— Pardon ?
— Vous étiez à des lieues d’ici, dit Emerson avec curiosité. Où ?
— Plutôt à des mois d’ici. Je pensais à la nuit où les jumeaux sont nés.
Emerson frissonna.
— Je ne veux jamais revivre une chose de ce genre.
— Ce n’est pas vous qui avez vécu cela, mais Nefret, répondit Ramsès. Et elle a fait en sorte que je voie et que j’entende tout.
— Elle vous a vraiment injurié ?
— Vous n’avez jamais surpassé ses jurons, même au plus fort de votre éloquence. (Il ajouta, avec un frisson involontaire :) Je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi effroyable. Comment les femmes peuvent-elles endurer cela, puis se rétablir et recommencer…
— On ne m’a pas permis d’être auprès de votre mère. Je l’aurais fait volontiers, vous savez, même si elle m’avait traité de tous les noms. Ce qu’elle aurait sans doute fait, dit Emerson d’un air pensif.
— Je sais.
Ramsès posa sa main sur l’épaule de son père. Emerson, élevé dans la tradition victorienne qui désapprouvait toute démonstration d’affection entre hommes, accueillit ce geste d’un hochement de tête gêné, puis il changea promptement de sujet.
Leurs ouvriers s’étaient rassemblés. Tous étaient des hommes qualifiés qui travaillaient avec eux depuis des années, des membres de la famille de leur précédent raïs, Abdullah, qui perpétuaient la tradition que celui-ci avait instaurée. Le premier à les saluer fut Selim. Celui-ci avait remplacé son père comme contremaître après la mort tragique de ce dernier. Bien qu’il fût le plus jeune des fils d’Abdullah, personne n’avait contesté son droit à occuper cette fonction. Il avait le même air d’autorité et, grâce à la formation que lui avaient donnée son père et Emerson, sa compétence était encore plus grande. Juste derrière lui, il y avait son cousin Daoud. Au lieu de répondre à Selim, Emerson, les mains sur les hanches et la tête rejetée en arrière, regarda vers la colline à l’est du village.
— Il y a quelqu’un là-haut, dit-il. À proximité de notre tombe.
La lumière du soleil éclaira la haute crête de pierre qui couronnait la colline. Quelque chose bougeait, mais Ramsès, dont la vue perçante était proverbiale, était incapable de distinguer des détails à cette distance.
— Probablement l’un des infatigables voleurs de Gourna, suggéra-t-il. Espérant contre toute espérance que nous avons négligé quelque chose lorsque nous avons dégagé la tombe.
Cela avait été le second événement majeur – la cache des momies et des objets funéraires appartenant à des princesses et épouses de Dieu de la dernière période. À proprement parler, ce n’était pas la tombe d’Emerson, mais celle de Cyrus Vandergelt, car cette saison ils avaient partagé le site avec leur vieil ami et collègue américain, gardant le village pour eux et laissant à Cyrus les tombes situées à flanc de coteau. Même Emerson ne lui enviait pas cette découverte. Cyrus avait fait des fouilles à Thèbes pendant des années sans jamais trouver quoi que ce fût d’important, et une découverte comme celle-là exauçait le rêve de toute vie. Puisque c’était le beau-fils et l’assistant de Cyrus, Bertie, qui avait localisé la tombe, Cyrus y avait droit à double titre. Ramsès avait assisté à un certain nombre de découvertes sensationnelles – son père avait un instinct mystérieux pour de telles choses –, pourtant il n’oublierait jamais le moment où il avait vu la chambre secrète dans la falaise, bourrée du sol au plafond d’une incroyable profusion de cercueils, de canopes et de coffres remplis de bijoux et de vêtements richement décorés. Ils s’étaient tous mis au travail pour aider Cyrus à dégager la tombe et à retirer les objets, dont certains très fragiles. Cette tâche avait primé sur tous leurs projets, car les pilleurs de tombes de Thèbes rôdaient tels des vautours et guettaient l’opportunité de filer avec des objets de valeur. Répertorier et transporter l’ensemble du trésor avait pris des mois, et le travail de restauration était toujours en cours.
— Envoyez l’un des hommes là-haut pour le faire décamper, grommela Emerson, les yeux toujours fixés sur la minuscule silhouette.
Selim roula les yeux et grimaça un sourire, mais il laissa Ramsès énoncer l’objection évidente.
— À quoi bon ? demanda-t-il. Il ne reste rien là-bas. Si cet individu est assez stupide pour se rompre le cou en descendant dans cette crevasse, grand bien lui fasse !
— Ce pourrait être un satané touriste, marmonna Emerson.
Ramsès aurait voulu que sa mère fût venue avec eux, au lieu de rester à la maison pour parler des tâches domestiques avec Fatima. Elle aurait mis fin à cette discussion par quelques remarques caustiques.
— Nous ne pouvons pas chasser les touristes à moins qu’ils gênent notre travail, fit-il valoir patiemment. Vous l’avez fait pendant que nous travaillions dans la tombe, et des dizaines d’entre eux ont filé au Caire pour porter plainte.
— Si je n’avais pas agi ainsi, nous n’aurions jamais terminé ce travail, grommela Emerson. (Le souvenir de ces journées harassantes continuait de le mettre en colère.) Cette bande de crétins qui se présentaient avec des lettres d’introduction de n’importe qui et exigeaient qu’on leur montre la tombe, qui essayaient d’escalader les échafaudages, perchés sur chaque surface accessible avec leurs appareils photo qui cliquetaient, et proposant des bakchichs à Selim et Daoud. Et ces foutus journalistes étaient encore pires !
Durant le dégagement de la tombe, Emerson était parvenu à se mettre à dos la plupart des gens qui ne le détestaient pas déjà. Certains archéologues adoraient la publicité et accédaient aux demandes de personnages éminents qui désiraient pénétrer dans une tombe. Emerson exécrait la publicité et il refusait tout net d’admettre des visiteurs, nonobstant les titres de noblesse ou les diplômes que ceux-ci pouvaient posséder. Il avait failli causer un incident diplomatique lorsqu’il avait éconduit le roi des Belges et sa suite. Les gens ne mesuraient pas la perte de temps que représentaient de telles visites pour un archéologue harcelé de la sorte. Emerson avait raison : une interdiction catégorique était plus facile à mettre en vigueur que d’examiner les demandes cas par cas… même si cela avait occasionné des relations extrêmement tendues avec le Service des Antiquités.
— Bon, restons-en là, dit Ramsès, tandis qu’Emerson menaçait du poing la silhouette en haut de la falaise. Si c’est un touriste, c’est un spécimen sacrément énergique.
— Que le diable l’emporte ! dit Emerson. Pourquoi perdons-nous du temps à cause d’un idiot de touriste ?
Parcourant les ouvriers rassemblés de son regard qui voyait tout, il demanda à Selim d’un ton brusque :
— Où est Hassan ? Est-ce qu’il est malade ?
Ce ne fut qu’à ce moment-là que Ramsès se souvint de la « chose très curieuse » qu’il avait eu l’intention de mentionner à Nefret. Il n’y avait aucune raison pour que cela le préoccupe. Cela n’avait rien d’inquiétant. C’était seulement… très curieux. Selim eut l’air confondu, et Ramsès dit :
— J’avais l’intention de vous en parler hier, Père. Hassan a donné sa démission.
— Donné sa démission ? Vous voulez dire, quitté son emploi ?
— Exactement.
— Bon sang, mais pourquoi ?
— Je ne sais pas très bien, avoua Ramsès. Il a dit qu’il voulait se réconcilier avec Allah et consacrer sa vie au service d’un saint homme.
Selim laissa échapper une exclamation de surprise.
— Quel saint homme ?
— Je ne le lui ai pas demandé.
— Eh bien, moi, je vais le faire, déclara Emerson. Crénom, à quoi pense ce gaillard ? Il est l’un de mes hommes les plus expérimentés. Je vais avoir une conversation avec lui et lui ordonner de…
— Père, vous ne pouvez pas faire cela ! s’insurgea Ramsès. C’est son droit et sa décision.
Emerson se frotta le menton.
— Hassan, lui entre tous ! Le vaurien le plus joyeux et le plus allègre de toute la famille !
— Il avait un comportement étrange ces derniers temps, déclara Selim lentement. Depuis la mort de sa femme, il se tenait à l’écart de tout le monde.
— Ce qui explique son état d’esprit, alors, dit Ramsès.
Emerson fit une grimace qui exprimait un profond cynisme.
— Ne soyez pas aussi sentimental, mon garçon. Bien, bien, qu’il agisse comme bon lui plaît. Votre mère m’accuserait de briser je ne sais quel satané commandement divin si j’essayais de lui faire entendre raison.
Le soir, nous devions dîner chez les Vandergelt. Emerson se plaignait toujours d’être obligé de sortir pour dîner. C’était juste sa façon à lui de faire un tas d’embarras, parce qu’il aimait beaucoup les Vandergelt et aurait été très déçu si j’avais décliné courtoisement leur invitation. Il fit encore plus de chichis que d’habitude ce soir-là, parce que j’avais exigé qu’il mît une tenue de soirée, ce qu’il déteste. J’étais prête bien avant lui, naturellement, aussi je m’assis et je feuilletai un magazine tout en prêtant l’oreille à une dispute dans la chambre voisine, où Gargery aidait Emerson à s’habiller. Étant donné qu’Emerson n’a jamais recours à un valet de chambre, Gargery assurait également cette fonction, plus ou moins à titre officiel.
— Cessez de vous plaindre et dépêchez-vous, Emerson ! lançai-je.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi je dois… Sacré bon sang, Gargery ! s’exclama Emerson.
Nous en avions déjà parlé plusieurs fois, mais Emerson feint toujours de ne pas entendre les choses qu’il n’a pas envie d’entendre, aussi le dis-je à nouveau.
— M. Lacau a entrepris le voyage depuis Le Caire afin d’examiner les objets provenant de la tombe des princesses. Cyrus compte sur nous pour le mettre de bonne humeur afin qu’il se montre généreux dans son partage et ne lèse pas trop Cyrus. De l’avis général, il est beaucoup plus strict que ce cher Maspero, c’est pourquoi…
— Vous vous répétez, Peabody, grommela Emerson.
Il apparut dans l’embrasure de la porte.
— Vous êtes très beau, dis-je. Merci beaucoup, Gargery.
— Je vous remercie, madame, répondit Gargery.
Il avait l’air aussi content que si je l’avais complimenté, lui, pour sa belle mine. Sincèrement, je n’aurais pas pu le faire, parce qu’il perdait ses cheveux et prenait de l’embonpoint. Même dans sa jeunesse à présent lointaine, il n’avait probablement jamais été beau. Mais noblesse vient de vertu, comme dit le proverbe, et la loyauté de Gargery et son empressement à se servir d’un gourdin lorsque les circonstances l’exigeaient faisaient plus que compenser sa mine.
Je lui dis bonsoir affectueusement. Emerson glissa l’index sous son faux col et décocha à Gargery un regard courroucé.
Notre petit groupe se réunit dans le salon, où je passai soigneusement en revue toutes les personnes présentes. Emerson pouvait ricaner, et il ne s’en privait pas, mais l’apparence est importante, et je savais que, si le très digne directeur français du Service des Antiquités était susceptible de ne pas remarquer nos efforts, il en noterait certainement l’absence. Je n’avais absolument rien à redire à la robe en satin bleu marine de Nefret ni à ses bijoux de turquoise perse. Elle avait beaucoup de goût et énormément d’argent – et les avantages supplémentaires de la jeunesse et de la beauté. Ramsès exécrait presque autant que son père les tenues de soirée, mais l’habit lui allait très bien. Malgré ses efforts pour les aplatir, ses cheveux rebiquaient déjà pour former les ondulations et les boucles qu’il détestait tant. Quant à moi, je puis dire, je crois, que j’avais un air tout à fait respectable. J’attache peu d’intérêt à mon apparence, et tant pis pour la vanité ! J’avais juste légèrement avivé mes cheveux et choisi une robe cramoisie, la couleur préférée d’Emerson.
Cyrus était connu pour le raffinement de ses réceptions. Ce soir, le Château, son immense et somptueuse résidence située à proximité de l’entrée de la Vallée des Rois, flamboyait de lumières. Cyrus nous accueillit à la porte, selon son hospitalité coutumière, et nous combla de compliments, puis il nous conduisit dans le salon, où sa femme et son beau-fils attendaient.
À voir Katherine telle qu’elle était maintenant, l’image même d’une épouse heureuse, d’une mère et d’une lady anglaise de bonne éducation, personne ne se serait jamais douté qu’elle avait eu un passé aussi tumultueux – un premier mariage désastreux et une carrière réussie de fausse spirite. Bertie, son fils du fait de ce second mariage, était à présent le bras droit de Cyrus et son assistant dévoué. Anglais de naissance, comme l’était sa mère, il avait servi loyalement sa patrie durant la Grande Guerre jusqu’à ce que de graves blessures le libèrent de ses obligations. Alors qu’il se rétablissait dans la maison hospitalière de son beau-père à Louxor, il avait commencé à s’intéresser à l’égyptologie. Sa découverte de la tombe des princesses, qui lui assurait une place à vie dans les annales de la profession, n’avait en rien altéré son caractère modeste et sans prétention. J’éprouvais beaucoup d’affection pour ce garçon, et cela m’avait navrée de constater qu’il avait pris l’habitude de porter des foulards autour du cou et de laisser pousser ses cheveux par-dessus son col. De telles manières n’allaient pas avec ses traits ordinaires mais bienveillants et fondamentalement anglais ; je savais toutefois ce qui les avait motivées. Bertie était amoureux, et l’objet de son affection n’était pas avec nous cette saison. Il s’était épris de Jumana, la fille du frère d’Abdullah, Yousouf. C’était une ravissante jeune femme, intelligente et très ambitieuse, et nous la soutenions tous dans son espoir de devenir la première femme égyptienne habilitée à pratiquer l’archéologie. Les choses avaient changé depuis nos premiers séjours en Égypte. L’archéologue autodidacte appartenait désormais au passé et, compte tenu des désavantages liés à son sexe et à sa nationalité, Jumana avait besoin de la meilleure formation possible. Cette année, elle étudiait à l’University College de Londres, sous la tutelle du neveu d’Emerson, Willy, et de son épouse.
Bertie n’avait jamais parlé de son attachement pour la jeune fille, mais c’était évident pour l’observatrice de la nature humaine que je suis. Je doutais que cela aboutît à quoi que ce fût. Jumana se consacrait corps et âme à sa carrière, et, à mon avis, le timide Bertie n’était pas homme à faire chavirer le cœur d’une jeune femme. Si seulement elle n’avait pas été aussi irrésistiblement séduisante ! Les hommes ont beau affirmer qu’ils recherchent l’intelligence et les principes moraux chez une femme, j’avais eu l’occasion de noter que lorsqu’ils ont à choisir entre une beauté sans cervelle et une femme à la réputation irréprochable, c’est la beauté qui l’emporte la plupart du temps.
— M. Lacau n’est pas encore arrivé ? m’enquis-je en m’asseyant sur la chaise que Cyrus tenait pour moi.
Cyrus tira sur sa barbiche.
— Non. J’aimerais bien qu’il soit là afin que nous puissions en finir avec ceci. Je suis tellement nerveux…
— Il ne prendra peut-être pas sa décision définitive ce soir, Cyrus.
— Il ne peut pas porter un jugement équitable, car je n’ai pas encore commencé à restaurer la seconde robe. Elle sera magnifico, je le promets !
Celui qui venait de prononcer ces mots s’avança, s’inclina et sourit, les lèvres pincées. Il souriait énormément, mais sans jamais montrer ses dents, lesquelles, je l’avais remarqué un jour, étaient ébréchées et jaunies. Il affirmait être italien, bien que ses cheveux blonds grisonnants et ses yeux noisette ne fussent guère caractéristiques de cette nation, et il aimait à se prendre pour un bourreau des cœurs, quoique sa petite taille et ses traits lourds ne fussent guère engageants. Toutefois, il était l’un des restaurateurs les plus talentueux que j’eusse jamais rencontrés, et supporter sa galanterie était un prix peu élevé à payer pour ses services (ce n’était pas le seul prix, car Cyrus le rémunérait de façon dispendieuse).
Je l’autorisai à me faire un baisemain (puis j’essuyai discrètement ma main sur ma robe).
— Bonsoir, Signor Martinelli, dis-je. Ainsi ce sera votre faute si M. Lacau ne rafle pas tout pour le Musée ?
— Ah, Mrs Emerson, vous plaisantez !
Il rit, détourna la tête et prit une autre des cigarettes qu’il fumait continuellement.
— Vous permettez ?
Il m’était difficile de soulever une objection, car Emerson avait sorti sa pipe et Cyrus venait d’allumer un petit cigare. Martinelli poursuivit sans attendre une réponse.
— Je crois être en mesure d’affirmer que j’ai fait un travail que personne d’autre n’aurait pu accomplir. Il assurerait ma réputation si celle-ci n’était pas déjà faite. Mais si Lacau avait eu la patience d’attendre encore une semaine, il aurait vu le résultat final.
— Si tôt que ça ? demandai-je.
— Oui, oui, je dois terminer très vite. J’ai d’autres engagements, vous savez.
Il m’adressa un clin d’œil et sourit d’un air affecté à travers le nuage de fumée. Une autre de ses habitudes irritantes était de faire allusion fréquemment, sinon de manière détournée, à un sujet que nous n’abordions jamais entre nous – à savoir le fait que Martinelli avait été pendant des années au service du plus redoutable voleur d’antiquités au monde, lequel se trouvait être également le demi-frère d’Emerson. C’était Sethos, pour utiliser seulement l’un de ses nombreux noms d’emprunt, qui nous avait recommandé Martinelli. J’avais toutes les raisons de croire que mon beau-frère était à présent rentré dans le droit chemin, mais je ne comptais pas trop là-dessus, et je n’avais aucune envie d’évoquer son passé criminel en présence de personnes qui n’en avaient qu’une connaissance très vague. C’est pourquoi je ne demandai pas au Signor Martinelli quelle était la nature de ces autres « engagements », même si j’aurais donné beaucoup pour le savoir.
Avant que Martinelli pût continuer de me taquiner, le domestique annonça M. Lacau. L’enthousiasme avec lequel il fut accueilli lui fit manifestement plaisir, même si un pétillement dans son regard indiquait qu’il n’était pas tout à fait ignorant de nos motifs cachés.
À cette époque, Lacau approchait la cinquantaine, mais sa barbe était déjà blanche. Bien qu’il eût été désigné en 1914 pour le poste qui était traditionnellement dévolu à un Français de naissance, il avait consacré une bonne partie des cinq dernières années à l’effort de guerre. Personne ne contestait sa compétence pour occuper cette fonction, mais son aspect de patriarche n’était pas la seule raison pour laquelle il avait acquis le surnom de « Dieu le Père ». Il avait déjà laissé entendre de façon inquiétante qu’il envisageait de durcir les lois concernant la répartition des antiquités. Généralement, la règle était qu’elles devaient être partagées équitablement entre l’archéologue et les collections égyptiennes. Le précédent directeur du Service, M. Maspero, s’était montré généreux – généreux à l’excès, disaient certains – dans son partage des objets façonnés. Tout le contenu de la tombe de l’architecte Khâ, lequel consistait en une centaine d’objets, avait été remis au musée de Turin. Mais, dans le cas présent, c’était une cache royale, et Lacau pouvait faire valoir à juste titre que les objets étaient uniques en leur genre. D’un autre côté, il y avait quatre séries distinctes – cercueils, canopes, Livres des Morts. J’adressai un charmant sourire à M. Lacau et je lui dis qu’il avait une mine superbe.
Avec l’aide de Katherine, je m’arrangeai pour que la conversation portât sur des généralités durant le dîner. Cyrus veillait à ce que les verres fussent remplis régulièrement et Emerson s’abstint de critiquer le Musée, ses collègues archéologues et le Service des Antiquités. Cela laissait très peu de sujets de conversation, ce qui était tout aussi bien. Après le dîner, nous autres femmes nous retirâmes, un usage que je désapprouve en temps normal mais qui, je le percevais, serait apprécié par Lacau. Lorsque les hommes nous rejoignirent, même moi je fus incapable de contenir mon impatience.
Dans des circonstances normales, les objets façonnés auraient été envoyés au Musée dès qu’ils auraient été suffisamment restaurés pour être transportés. Mais les circonstances étaient particulières. La guerre avait laissé le Musée et le Service à court de personnel. Lacau ne se trouvait pas en Égypte la plupart du temps, et l’agitation politique de l’hiver précédent rendait très aléatoire le transport d’objets d’une telle valeur. La demeure de Cyrus offrait la sécurité de murs solides et de gardes bien payés, ainsi que toute la place nécessaire pour l’aménagement d’un entrepôt et d’un laboratoire. On ne pouvait pas en dire autant du Musée, lequel était déjà plein à craquer et manquait de personnel (et j’espérais de tout mon cœur qu’Emerson ne l’avait pas dit à Lacau. On peut savoir que quelque chose est vrai sans avoir envie de l’entendre dire par d’autres).
Nous nous rendîmes aussitôt aux salles de l’entrepôt. J’avais déjà vu les objets exposés, mais ce spectacle ne manquait jamais de me couper le souffle. Tels qu’ils apparaissaient maintenant, il y avait loin du contenu brisé, flétri, disposé pêle-mêle, de la petite chambre que nous (Bertie, en fait) avions découverte. Ce n’était pas la tombe d’origine, ou, pour être plus précise, les tombes. Et ce n’était pas une mais quatre épouses de Dieu qui avaient trouvé là-bas leur dernière demeure. Lorsque leurs sépultures avaient été menacées, les objets essentiels avaient été emportés et dissimulés – les momies dans leurs cercueils intérieurs, les canopes contenant les viscères et d’autres petits objets de valeur transportables. L’un des cercueils était en argent massif, au visage délicatement modelé et serein, orné d’une lourde perruque et d’une couronne. Les autres étaient en bois, incrustés d’une quantité de minuscules hiéroglyphes et de formes de divinités faites de pierres semi-précieuses. Des masques en or et en argent finement sculptés avaient recouvert les têtes des momies. Les canopes, quatre pour chaque princesse, en calcite peinte, étaient ornés des têtes sculptées des quatre fils d’Horus, chacun contenant un organe particulier du corps. Disposés sur les tables telle une armée miniature, il y avait des centaines d'ushebtis, les petites statuettes des serviteurs qui s’animeraient dans l’autre monde afin de servir la défunte. Certains étaient en faïence, d’autres en bois, quelques-uns en métal précieux. Une quantité stupéfiante d’objets avait été entassée dans cette petite chambre : des récipients en albâtre et en pierre dure, en argent et en or, une douzaine de coffres sculptés et peints, et leur contenu – des sandales, des vêtements de lin, des bijoux. L’or étincelant, l’argent bruni, les lapis-lazuli bleu foncé, les turquoises et les cornalines brillaient dans la lueur de l’éclairage électrique.
— Étonnant, murmura Lacau. Formidable*[1] ! Je vous félicite – tous – pour ce travail de restauration éminemment remarquable.
— Cela nous a tous occupés, dis-je.
Je me remémorai un après-midi épuisant que j’avais passé dans un coin de la chambre à enfiler des centaines de perles minuscules. Elles gisaient dans l’ordre où elles étaient tombées lorsque les cordons d’origine avaient pourri. En les enfilant de nouveau sur place, j’avais été en mesure de préserver leur dessin d’origine.
— Cependant, poursuivis-je, le mérite en revient en grande partie au Signor Martinelli. Et nous sommes très reconnaissants de l’aide qui nous a été apportée grâce aux photographies qu’avait prises M. Burton du Metropolitan Museum. La façon dont il a réussi à introduire ses appareils dans cet espace restreint tenait du miracle. Vous savez, monsieur*, que la chambre était bourrée à craquer. Pourtant, il a réussi à prendre des vues d’en haut avant que nous déplacions un seul objet.
— Oui, je lui ai parlé, dit Lacau en hochant la tête. Un système compliqué de longues perches, de cordes, et le bon Dieu seul* sait quoi d’autre ! Nous lui sommes très redevables, ainsi qu’au Metropolitan Museum.
Redevables jusqu’à quel point ? m’interrogeai-je. Assez pour autoriser qu’un certain nombre d’objets parte en Amérique, par l’intermédiaire de Cyrus, où la collection serait finalement léguée à un musée ?
Martinelli, qui n’avait pas encore reçu les éloges qu’il estimait lui être dus, désigna à Lacau une étoffe disposée sur une longue table. Des perles et des paillettes d’or qui scintillaient dans la lumière en recouvraient toute la surface. Une plaque de verre, fixée à trente centimètres au-dessus par des supports en acier, la protégeait de la poussière et des courants d’air.
— Mon chef-d’œuvre, incontestablement, déclara-t-il au mépris de la plus élémentaire modestie. Elle avait été pliée plusieurs fois et l’étoffe était si fragile qu’elle se serait délitée au moindre souffle. J’ai stabilisé chaque couche avec un produit chimique de mon invention avant de la déplier et de découvrir la suivante. Non, monsieur* ! s’écria-t-il comme Lacau tendait la main. Ne la touchez pas ! Je continue de chercher la meilleure méthode pour la préserver définitivement. Je ne suis pas certain d’être capable, même moi, de la rendre assez résistante pour qu’on puisse la transporter.
Le regard de Lacau se posa avec avidité sur le vêtement – c’était en effet une robe de lin, presque transparente, au col et à l’ourlet ornés d’une garniture de perles au motif compliqué d’une dizaine de centimètres de largeur. Il la réclamerait certainement, car le Musée ne possédait rien de tel… ni aucun autre musée dans le monde entier.
— M. Lucas pourrait peut-être proposer une solution. (Lacau ajouta, sans doute à l’intention de Martinelli :) C’est le chimiste du gouvernement.
— Je sais qui c’est, répondit l’italien. (Son dégoût était si profond que cela l’amena à découvrir ses dents jaunies.) Il ne peut rien apprendre à Martinelli, monsieur* !
Dieu le Père lui décocha un regard devant lequel la plupart des gens auraient défailli, et je m’empressai de calmer la tempête en usant de tact.
— Il y a plusieurs vêtements similaires, monsieur Lacau, toujours pliés dans les coffres. Cela a pris au Signor Martinelli presque un mois pour restaurer cette robe. Si jamais le pire se produisait, il serait possible de la reconstituer. Nous avons de nombreuses photographies et, dans quelques semaines, nous espérons avoir un dessin en couleurs très précis de cette robe et de plusieurs autres objets, une copie à l’échelle.
— Faite par qui ? s’enquit le directeur. M. Carter ?
— David Todros. Il nous rejoindra avec le reste de notre famille la semaine prochaine, et je sais qu’il brûle d’envie d’effectuer ce travail. Vous vous souvenez de lui, naturellement ?
— Ah, oui ! Le jeune Égyptien qui travaillait pour un faussaire notoire à Louxor et fabriquait de fausses antiquités ?
— À présent un égyptologue confirmé et un artiste de talent, intervint Emerson. (Il s’était parfaitement maîtrisé jusque-là mais était offusqué par le ton condescendant de Lacau.) Il a épousé la fille de mon frère, monsieur*, au cas où le fait vous aurait échappé.
— En vérité, vous avez de la chance de compter autant d’experts dans votre équipe, répliqua Lacau avec une certaine raideur. (Il se tourna vers Ramsès.) Où en êtes-vous pour le matériel écrit ?
— Comme vous le savez, il y en avait très peu, répondit Ramsès. Uniquement les inscriptions sur les cercueils et diverses notations sur des coffres et des coffrets. Les transcriptions du Livre des Morts exigent une manipulation très soigneuse. Je n’ai pas eu le temps de leur porter toute l’attention qu’elles méritent.
— L’arrivée de votre oncle sera sans conteste la bienvenue.
Lacau faisait allusion à Walter, mais je compris en voyant le tressaillement involontaire de Ramsès que cela lui avait remémoré son autre oncle. J’espérais de tout mon cœur que Sethos ne déciderait pas de nous rendre visite. Il adorait se présenter à l’improviste. Je n’avais pas eu de ses nouvelles depuis plusieurs mois, lorsqu’il était parti en Allemagne. Je présumais qu’il était là-bas pour le compte des services secrets. Il avait été l’un des agents de renseignements britanniques les plus efficaces depuis le début de la guerre et, autant que je pouvais le savoir, il continuait de se livrer aux mêmes activités.
Dans un coin de la salle, les propriétaires de toute cette magnificence reposaient dans de simples caisses en bois tapissées de coton écru. Seule une personne insensible au mystère de la mort aurait négligé de rendre à ces formes enveloppées de bandelettes l’hommage d’un respect silencieux. M. Lacau demeura impassible.
— Vous les avez sorties des cercueils, dit-il en fronçant les sourcils.
Je pris sur moi de répondre à cette critique implicite et imméritée.
— C’était nécessaire, monsieur*. Le bois de trois des cercueils était sec et friable, et nombre des incrustations étaient mal assujetties. Avant de procéder à leur transport, les cercueils ont été stabilisés à l’intérieur et à l’extérieur avec un composé chimique de l’invention du Signor Martinelli. Vous voyez le résultat, tout à fait remarquable, à mon avis.
— Oui, bien sûr, acquiesça Lacau. Je constate que vous avez résisté à la tentation de démailloter ces dames, poursuivit-il avec un hochement de tête à l’intention de Nefret. Vous avez une certaine pratique, je crois.
— Nefret pratique la chirurgie et c’est une anatomiste confirmée, répliquai-je avec indignation. Personne ne pourrait faire un meilleur…
— Naturellement, je ne me serais jamais avisée de les toucher sans votre permission, monsieur Lacau, reprit Nefret en hâte. Et, à vrai dire, je n’aimerais pas que cela soit fait. Les bandelettes sont en parfait état, et les momies n’ont pas été déplacées depuis qu’on les a mises dans leurs cercueils – contrairement à toutes les autres momies royales dont nous nous sommes occupés. Ce serait un péché de les déchiqueter.
— Vous attachez une grande importance à ces momies, madame, répondit Lacau en se caressant la barbe. Mais que faites-vous des parures, des amulettes, des bijoux, qui se trouvent incontestablement sur les corps ?
— Nous avons un grand nombre de bijoux magnifiques, expliqua Nefret. Nous ignorons dans quel état sont les momies elles-mêmes, ou ce qu’il y a sous ces bandelettes. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne sommes peut-être pas en mesure d’apprendre tout ce que l’on peut apprendre de ces pitoyables dépouilles, ou de les conserver intactes à l’intention de futurs érudits dont les connaissances seront certainement plus étendues que les nôtres.
Lacau eut un sourire condescendant.
— Une plaidoirie très touchante, madame.
Nefret rougit mais garda son sang-froid.
— En fait, j’aimerais les soumettre à un examen aux rayons X.
— Le Musée ne dispose pas de l’équipement nécessaire.
— Mais moi, si… enfin, mon hôpital au Caire. M. Grafton Elliot Smith a fait transporter la momie de Thoutmosis IV dans une clinique privée afin de la faire radiographier, si vous vous rappelez.
— Dans un fiacre, en effet ! Un moyen de transport qui manquait quelque peu de dignité et de confort !
— Nous pourrions faire mieux que cela, s’empressa de dire Nefret. Une ambulance…
— Ma foi, c’est une suggestion intéressante. J’y réfléchirai.
Nefret eut le bon sens de le remercier et de feindre de lui savoir gré de ce degré infime de considération. Elle avait l’habitude d’être traitée avec condescendance par des hommes d’un certain genre… par la plupart des hommes, dirais-je volontiers, si ce n’était pas une généralisation injuste. (Quant à savoir si c’est injuste ou non, je laisse au Lecteur le soin d’en juger.)
Lacau inspecta le laboratoire, mais il ne s’y attarda pas. Un mélange d’odeurs âcres laissait penser que Martinelli expérimentait plusieurs produits chimiques sur divers spécimens de lin et de bois. Ensuite Cyrus montra avec fierté « ses » dossiers et reconnut généreusement qu’ils étaient le résultat de nos efforts communs. Ces dossiers étaient, si je puis me permettre de le dire, un modèle du genre : photographies, relevés, croquis, descriptions écrites détaillées, soigneusement archivés et classés. Puis nous retournâmes dans la salle d’exposition pour un dernier coup d’œil.
— Je vois que cette affaire mérite réflexion, déclara Lacau en balayant la collection d’un regard de propriétaire. J’aimerais exposer tous ces objets au plus vite, et nous devons envisager la façon d’aménager l’espace nécessaire. Je n’avais pas compris qu’il y en avait autant.
La figure de Cyrus s’allongea. Lacau ne sembla pas s’en apercevoir. Il poursuivit :
— Maintenant je dois prendre congé de vous, mes amis. Merci pour votre merveilleuse hospitalité et pour ces moments tout à fait étonnants.
Après son départ, nous nous attardâmes afin de réconforter Cyrus. Celui-ci avait donné aux paroles de Lacau l’interprétation la plus déprimante qui fût.
— Il ne peut pas prendre l’ensemble, affirma Emerson. Ne voyez pas tout en noir, Vandergelt, comme dirait mon épouse. Bon sang, il vous doit votre temps, vos efforts et vos dépenses, sans parler du droit de Bertie, l’auteur de la découverte !
— Je croyais que vous étiez partisan de laisser les objets importants en Égypte, dit Cyrus d’un air surpris. Vous avez remis l’intégralité du contenu de la tombe de Tétishéri au Musée.
Emerson sortit sa pipe.
— Ce n’est pas aussi simple. Les archéologues et les collectionneurs ont pillé les antiquités de ce pays durant des décennies, et les Égyptiens n’ont jamais eu voix au chapitre. Avec la montée du sentiment nationaliste…
— Oui, mais que faites-vous de la préservation des objets ? s’écria Cyrus avec une angoisse sincère. Le Musée n’a pas les installations nécessaires, ni le personnel.
— À qui la faute ? (Emerson était toujours ravi de discuter des deux aspects d’une affaire… et de changer de camp chaque fois que cela lui chantait.) C’est une question d’argent, purement et simplement, et qui a décidé de quelle manière cet argent devait être utilisé ? Des politiciens comme Cromer et Cecil. Ils ne se sont jamais souciés de l’entretien du Musée, ni d’engager et de former un personnel égyptien, ni de le payer suffisamment pour que…
— Excusez-moi, Emerson, mais c’est un discours rebattu, dis-je d’un ton poli mais ferme. Nous devons espérer que M. Lacau se montrera raisonnable.
— Pour ma part, je souhaite qu’il prenne une décision rapidement, grommela Cyrus. Cette incertitude me tue.
Lorsque nous fîmes nos adieux, je cherchai le Signor Martinelli du regard. En vain.
— Il aurait pu au moins nous dire bonsoir avant de se retirer, fis-je remarquer.
— Il n’est pas allé se coucher, dit Cyrus. Il est reparti à Louxor.
— À cette heure ?
— C’est la plus favorable pour les activités auxquelles il projette de se livrer, déclara Emerson en échangeant un regard entendu avec Cyrus.
J’avais eu vent de certaines histoires, moi aussi, car je compte beaucoup d’amis à Louxor, où les commérages sont le divertissement favori. Devinant qu’Emerson s’apprêtait à s’étendre longuement sur le sujet des lieux de plaisirs malfamés de la ville, j’emmenai ma famille.
Nous avions consacré beaucoup de temps à l’examen de la collection, et il était très tard quand nous arrivâmes à la maison. Cependant, les impressions de la soirée étaient si accablantes que nous fûmes incapables de cesser d’en parler. Nous nous installâmes tous les quatre sur la véranda pour siroter un dernier whisky-soda. Je fus légèrement surprise lorsque Nefret accepta un verre. Elle prend très rarement de l’alcool. Je compris qu’elle était très énervée, elle aussi, sans doute au sujet de ses précieuses momies. Au cours du dîner, elle avait bu plus de vin qu’à son habitude.
— Je trouve tout à fait mesquin son refus de nous laisser ne serait-ce qu’entrevoir ses intentions, dis-je.
— À mon avis, il était quelque peu décontenancé, répondit Ramsès d’un air pensif. Que diable va-t-il faire de tous ces objets ? Ils devront déplacer ou mettre dans les réserves un grand nombre des antiquités exposées en ce moment afin de leur faire de la place… construire des vitrines… tout empaqueter comme il faut…
— Ils ? C’est nous qui les empaquetterons, l’interrompis-je. Nous ne pouvons nous fier à personne d’autre pour le faire. Oh, mon Dieu ! J’appréhende cette tâche. J’ai utilisé toutes les balles de laine et tous les morceaux de toile de coton et de lin que je pouvais trouver lorsque nous avons enveloppé les objets afin de les transporter de la tombe jusqu’au Château. Et j’ai un très mauvais pressentiment à propos de cette robe adorable. Quels que soient les matériaux d’emballage employés, je doute qu’elle survive au voyage.
— Nous devrons en faire une copie, décréta Nefret. (Elle finit son whisky et eut un petit rire.) Il me vient une idée des plus malhonnêtes. La prochaine fois que nous irons dans la salle d’exposition, je perdrai l’équilibre et je m’affalerai lourdement sur la table. Si l’étoffe tombe en poussière – et je parie là-dessus –, M. Lacau nous permettra peut-être de garder les parures.
— Ma chérie, vous devenez sotte, dis-je avec un sourire affectueux. La fatigue, je présume. Allez vite vous coucher !
Nefret tendit la main à Ramsès pour qu’il l’aide à se lever.
— J’accepterais volontiers certains des bijoux. Le bracelet en or et grenat en forme de serpent, celui qui est incrusté d’or et de lapis-lazuli, avec la tête d’Hathor… Mère, vous ne pensez pas qu’un homme qui aime vraiment son épouse s’efforcerait de lui offrir ces babioles ? Ils affirment tous qu’ils décrocheraient la lune et les étoiles pour les déposer à nos pieds, mais lorsqu’on leur demande un malheureux petit bracelet en or…
— Elle n’est pas fatiguée, elle a trop bu, déclara Ramsès avec un large sourire. (Il passa son bras autour de la taille de sa femme qui titubait légèrement.) Allez, viens, petite dévergondée !
— Porte-moi.
Elle leva les yeux vers lui. Son visage était empourpré, ses lèvres entrouvertes.
J’entendis le hoquet de surprise de Ramsès. Il la souleva dans ses bras et l’emporta. Pour une fois, ni l’un ni l’autre ne se soucia de nous souhaiter une bonne nuit.
Emerson m’adressa un long regard pensif.
— Je ne me rappelle pas vous avoir jamais vue pompette, Peabody.
— Et vous, répliquai-je, sachant pertinemment ce qu’il avait en tête, vous n’avez jamais proposé de déposer la lune et les étoiles à mes pieds.
La réponse d’Emerson fut un jeu de mots plutôt astucieux mais tout à fait grivois, que je ne rapporterai pas ici. Un peu plus tard, il dit, à moitié endormi :
— Je pourrais m’arranger pour un ou deux bracelets en or, si vous voulez.
C’était très étrange, en vérité – que nous ayons évoqué des bracelets, j’entends. Car ce furent ces objets qui disparurent au cours de la nuit, ainsi que le Signor Martinelli.